Histoires de géologue : Louis Nelter
Source : Jacques Bondon
Récit en partie extrait du site www.annales.org/archives/x/neltner.html
Le Maroc des années 1920 à 1930 restait en large partie sous contrôle militaire. L'Atlas au Sud de Marrakech et et l'Anti-Atlas oriental demeuraient quasi vierges. Le géologue était souvent le premier civil à s'y aventurer; il n'avait, dans un premier temps, qu'à suivre les jours de convois sécurisés les pistes “autocyclabes” comme on disait à l’époque, en s'arrêtant au moment propice pour casser ses cailloux jusqu'à l'apparition de l'automitrailleuse de queue. Celle-ci en vue, il lui fallait repartir à toutes brides en avant, en se faisant agonir de tous, pour recommencer un peu plus loin.
Il avait, dans un second temps, et quand la sécurité le permettait, la possibilité de suivre des sentiers de montagne. Il devait alors respecter un horaire très strict et terminer la journée au villange désigné.
La partie de l’Anti-Atlas oriental où nous opérions étant presque déserte, il nous est arrivé d'avoir à faire des étapes de plus de dix heures de marche sur des sentiers de montagne à peine tracés et couverts d'éboulis de rhyolite des plus désagréables, escortés de surcroît d'une joyeuse horde de «partisans» désignés par les militaires, armés de vieux fusils (avec souvent une cartouche de contrebande pour tirer un mouflon ou une gazelle de montagne). Nous les payions cinq francs par jour, quitte à leur acheter un mouton pour six après quelques jours d'escorte. De grands gaillards minces, agiles, infatigables et surtout avec le rire et la gaité chleuh ! J'en ai gardé des souvenirs inoubliables...
Le chef du Service des Mines et de la Géologie du Maroc, Pierre Despujols, ayant fait venir Louis Neltner, il l'orienta aussitôt sur la géologie de l'Anti-Atlas. Le travail de l’équipe qu’il constitua, et dont je fit partie, consista à faire des «itinéraires géologiques», d'abord le long des pistes automobiles, puis le long des sentiers de caravane... Inutile de dire qu'au démarrage ces «itinéraires» étaient plutôt une ponctuation de «coups de sonde» exploratoires.
C'est ainsi que Neltner fit les deux découvertes qui, à mon sens, sont ses deux principaux titres de gloire :
1. La double discordance du Tizi N'Tarratine (col des Chèvres, 1 886 m) sur la piste de Tazenakht à Agadir, première démonstration de l'existence du précambrien au Maroc. Sur quelques dizaines de mètres, on voit, sous les calcaires géorgiens à Archéocyathus qui discordent sur ce qu'il nommait «algonkien», ce même algonkien discorder sur un archéen arasé.
2. Et surtout, la mise à jour, dans les déblais du creusement d'une tranchée sur la piste de Tazenakht à Agdz, d'un bloc d'érythrine qui, ramené au labo du Service des Mines, s'avéra être la première pièce du volumineux dossier du cobalt-nickel de l'Anti-Atlas.
Je dois dire aussi à quel point il était patient, en général, et combien il le fut avec moi pour me transmettre ses connaissances de l'Anti-Atlas central et pour me «dresser» à tous les points de vue, aussi bien sur le plan technique (comment tirer le maximum de profit d'un itinéraire géologique parcouru rapidement, soit dans un convoi automobile, soit avec des partisans et la crainte de ne pas arriver à l'étape avant le coucher du soleil), que sur le plan pratique. J'ai, par exemple, appris de lui qu'avant de toucher à un caillou, on doit le retourner de la pointe du marteau : on ne sait jamais ce qui se cache dessous ; qui n'avait pas cet automatisme risquait de cruels ennuis.
Les ressources locales étant nulles, il fallait quitter Rabat avec tout le ravitaillement, farine, sel, riz, pâtes, pommes de terre, lait condensé, thé, sucre, corned-beef, etc. « Il fallait » est impropre, « il aurait fallu » convient mieux. Certain jour, lors de notre première promenade en commun, à trois jours de marche de l'épicier juif de Ouarzazate, alors que vers midi je me plaignais de la faim, le grand-maître, faisant le désespéré devant l'avidité de la jeune génération, consentit à s'asseoir, se fit apporter son sac et le vida lentement : après un déballage de chaussettes sales, vint un paquet enveloppé dans un journal et quatre pommes de terre ; dans le paquet, deux harengs saurs. Ali ne mangeant pas de nourriture « horma » eut deux patates, nous une patate et un hareng, et rien à boire avant d'arriver à Tachochkt le soir. Par la suite, je pris la responsabilité de la nourriture et Louis Neltner s'en trouva bien.
Pour en revenir à la technique, il m'apprit à récolter les échantillons, à les étiqueter et les emballer, à prendre les notes, à travailler sur la carte, toute cette routine qui peut paraître un peu méprisable à l'homme de cabinet, mais qui est indispensable. Il insistait, par exemple, sur le report des résultats sur la carte au fur et à mesure de leur venue et sur deux cartes identiques, même lorsqu'on est seul. Il m'a fallu attendre la fin d'un itinéraire piéton d'une semaine de Foum-Zguid à Tazenakht par de multiples détours pour que se réalise la sagesse de cette précaution : le vent du nord soufflant en tempête, arracha la carte de Louis Neltner, alors que dans cette immense plaine désertique nous cherchions le cap à suivre à la boussole pour arriver au but. Après un temps de course qui nous laissa pantelants, la carte gagna, mais l'autre exemplaire restait.
Les itinéraires que je fis avec Louis Neltner se sont déroulés de novembre à avril, c'est-à-dire lorsqu'il faisait froid ou une chaleur moyenne, en particulier, pour éviter les indésirables scorpions, araignées (tarentules et galéodes...) et serpents dont le Maroc est largement fourni et qui ont été à l'origine de nombreux accidents.
En ce qui concerne nos périples, je ne citerai que les principaux :
- Fin 1930 : Ouarzazate, Tikkirt, Aït Ben Haddou, Anzel (discordance entre différentes formations précambriennes), Tachokt, col nord du volcan du Siroua, puis vers le sud, calcaires géorgiens, double discordance du Tizi Ntarratine, où nous attendait la camionnette pour Ouarzazate. Une semaine environ.
- Fin 1930 : Tazenakht-Agdz par la piste dont on venait d’achever le tracé (Agdz venant d'être pacifié]. Calcaires géorgiens, schistes acadiens, boutonnière précambrienne de Bon Azzer (serpentines et gabbros, cobalt, nickel). Les blindées étant un peu pressées, nous ne voyons pas grand chose à l'aller, mais nous avons pu flâner à loisir au retour le surlendemain.
- 1931 : Premier itinéraire sur Foum-Zguid, du précambrien au silurien. Venant de Tazenakht et ayant cassé beaucoup de cailloux en route, nous arrivâmes au poste à la nuit tombée. Le colonel Chardon, commandant le territoire de Ouarzazate était là, arrivé de jour entre deux blindées. Homme, cependant paisible et compréhensif, il nous lava copieusement la tête. Louis Neltner, en tant que responsable prit tout ; il ne parla plus pendant vingt-quatre heures...
Après sa nomination à Saint-Etienne, Neltner revint chaque année au Maroc et nous sortîmes plusieurs fois tous les deux dont une grande traversée nord-sud du Sagho, quelques mois après la sanglante pacification de ce massif.
Avec Clariond, je fis une nouvelle traversée du Sagho, de Bou Malne à Iknioun; puis de Tazzarine à Taghbalt. Equipée quelque peu sportive en raison des nombreux dissidents Aït Khebbache et Aït Hamou qui ne s’étaient pas encore rendus et qui se déplaçaient dans une montagne aussi découpée que le Sagho sud. Notre sécurité était assurée par cinquante hommes armés avec avant-garde, flancs garde sur les hauteurs et pas de feu la nuit pour ne pas être une cible facile.
En allant de Ouarzazate à Agdz, en janvier 1933, également avec une cinquantaine de joyeux drilles armés de fusils Chassepots, j'avais trouvé le gisement d'Ourika N'Ouanourmas que traversait le sentier et où des gros nodules calcaires pleins de trilobites couronnaient les calcaires dans leur zone de passage aux schistes : une fête aux micmaca et aux olonellus, faune dont la présence donnait, pour la première fois, la preuve formelle de la présence du géorgien en Afrique.
Louis Neltner a appartenu à la grande génération des premiers géologues marocains, encore explorateurs au sens géographique du terme, qui ont révélé les traits essentiels de la stratigraphie et de la structure de ce pays. Son apport concerne un vaste territoire situé au sud de Marrakech, dans l'Atlas et l'Anti-Atlas, région pittoresque et sauvage, aujourd'hui très fréquentée des touristes, mais qu'il parcourut, souvent à ses risques et périls, alors qu'elle était à peine pacifiée ou à la limite de l'insoumission. Il en a décrit et cartographié les formations cristallines, les anciens volcans et la série primaire et a, en outre, mis en lumière les phases tectoniques échelonnées au cours de l'Antécambrien. Bien des années plus tard, on lui demandera d'ailleurs d'effectuer une mission pour relier, à travers la Mauritanie, ce socle du sud marocain à son homologue de l'Afrique occidentale.
La performance physique que représentent de telles études apparaît clairement si l'on note que, dans la zone qui lui était dévolue, les vallées maîtresses se tiennent à 500 ou 1000 m, les principaux cols vers 2000 et les sommets à 3500 voire 4000 m. Auprès du point culminant, le Toubkal (4165 m), on a dédié à Neltner un refuge, étape de cette ascension, et c'était le moindre des hommages à lui rendre.
Jean Ravennes. Extrait de : Aux portes du Sud - le Maroc. Ed. Alexis Redier 1931
Un bloc encore inexploré de montagnes; sorte de coin fiché entre deux ébranlements géologiques, qui l’ont déraciné et retrourné. Ces montagnes évoques fantastiquement les premières catastrophes du monde; par bandes verticales aux ondulations dramatiques, la terre ouverte y étale ses entrailles grises, verdâtres, roses ou bleutées, mais toujours pelées. Une désolation absolue oppresse cet enchevêtrement de ravins tourmentés et de cimes cul par-dessus tête.
Des cailloux, des cailloux toujours, parfois sombres et métalliques car, ici comme sur l’Imini, le sol est veiné de gisements manganésiens et plombifères, de silicate de cobalt, de minerai d’argent. Exceptionnelles richesses, qui ne tarderont pas à être exploitées, à en juger par le nombre des prospecteurs audacieux qu’on a dû arrêter sur ces routes incertaines, où aucun secours n’entendrait le bruit d’une fusillade.
Ponthier François. Extrait de : Manganèse. Ed. Robert Laffont 1956.
La couverture et le titre ne sont pas ceux de l'édition de 1956, qui ne comportait pas d'illustration.
L’action de ce roman est censée se dérouler durant l’année 1946 dans la région de Ouarzazate.
Un dimanche sur deux, ils descendaient à Ouarzazate avec la jeep et ils emmenaient Kowaleswski, le chef mineur, un ancien légionnaire aux bras couverts de tatouages. Les autres ne s’intéressaient pas à la promenade. ils partaient le matin à cinq heures pour éviter la chaleur et, vers neuf heures, ils arrivaient chez Janopoulos. Le café-hôtel du Grec était une construction de pisé qui formait un vaste carré au toit de tôle ondulée. Le bar, couvert de feuilles de zinc, avait exactement l’aspect d’un comptoir à bagages dans une gare de campagne. Le mur du fond était garni d’étagères sur quatre mètres de hauteur et, sur ces étagères, les bouteilles s’entassaient.
Lorsqu’ils entraient dans le café, Kowaleswski allait droit au comptoir. Tandis qu’Alice et Georges s’asseyaient à une table et buvaient de la limonade, le Poméranien avalait à la file de pleins verres d’un effroyable mélange de Pernod, de Picon et de cognac. Au bout d’une heure, du pas raide des ivrognes, il se dirigeait vers le quartier réservé de la kasbah d’où il ressortirait que le soir pour remonter en voiture et rentrer à la mine.
Alice et Georges passaient le reste de la matinée à la piscine où ils se trouvaient seuls à barboter dans l’eau tiède. A cette heure-là, les quelques dizaines de Français qui habitaient Ouarzazate étaient à la messe.
Vers midi, ils retournaient chez Janopoulos pour prendre l’apéritif et déjeuner. C’était le moment où tous les exploitants et tous les contremaîtres des mines environnantes se retrouvaient chez le Grec.
Ces hommes, vêtus de toile kaki, coiffés de chapeaux de brousse, se pressaient bruyamment dans la fumée. L’odeur du pastis qui se mêlait aux relents d’ail venus de la cuisine ne les gênaient pas. Ils se connaissaient tous. Patrons, ingénieurs, contremaîtres trinquaient ensemble. Il y avait entre eux un air de famille qui venait probablement du hâle qui brunissait leurs visages et leurs bras, de l’espèce d’uniforme dont ils étaient vêtus, mais surtout de leur aisance désinvolte de blédards. Devant la porte de la cantine, les Cadillac et les Buick du dernier modèle voisinaient avec les vieilles jeeps rafistolées.
Au gîte d’étape de la Compagnie des Chemins de Fer marocains, les touristes rencontraient, eux aussi, quelques mineurs, mais ce n’étaient pas là les véritables hommes du manganèse. Les propriétaires de mines qui fréquentaient cette auberge de luxe pour voyageurs épris de pittoresque étaient plutôt des spéculateurs et ils ne faisaient que passer dans la région pour y surveiller leurs affaires. Le véritable rendez-vous des mineurs était la cantine Janopoulos; chez le Grec, on ne parlait que de manganèse.
... Bien qu’ils n’eussent pas fait partie dès le début de la franc-maçonnerie des mineurs, Alice et Georges s’étaient adaptés au milieu. Au bout de trois mois, ils disaient comme les autres : “Nous, les gens du Sud marocain”, et même : “Nous autres du Manganèse...”. Ils croyaient sincèrement qu’ils étaient entrés dans la confrérie.
Mais ils étaient depuis trop peu de temps dans le Sud pour avoir été adoptés par l’une des coteries de la région. Leur situation subalterne, vis-à-vis des propriétaires de mines, les maintenait à l’écart du cercle pourtant assez ouvert des exploitants moyens. Leur qualité de Français métropolitains et de nouveaux arrivants les faisait tenir en méfiance par les contremaîtres et les chefs mineurs qui, étant pour la plupart nés en Afrique du Nord, avaient une mentalité tout à fait différente de celle des “gens de la métropole”. Le milieu des fonctionnaires ne leur avait point ouvert ses portes. Ils étaient ignorés des militaires qui forment dans ces régions une espèce d’aristocratie jalouse de ses privilèges et de ce qu’elle prétend être sa supériorité sociale.
Il leur était arrivé néanmoins d’être invités à des chasses à la gazelle ou au mouflon, à des beuveries et à des parties de cartes, mais ils ne s’y sentaient généralement en surnombre. Ils ne connaissaient pas suffisamment les usages qui, pour artificiels qu’ils fussent, en étaient d’autant plus impératifs. Ces usages impliquaient une cordialité exagérée, un parti pris de gaieté et des allures débraillées qui donnaient aux réceptions organisées entre les différentes exploitations, un aspect bon enfant, sous lequel se dissimulaient imparfaitement les passions rivales. Les conversations ne roulaient que sur les affaires de mines. Entre eux, les exploitants passaient leur temps à parler, non pas de leurs intérêts, mais de ceux des autres. L’histoire d’un vol de minerai avec le règlement de compte qui l’avait suivi les avait estomaqué; cependant chaque fois qu’ils allaient de la mine à Ouarzazate, ils voyaient au “kilomètre 62”, comme un témoin irréfutable, la carcasse criblée de chevrotines du camion abandonné sur la piste par le voleur de minerai.
Alice eût aimé trouver parmi les femmes qui vivaient sous ce climat hostile, sinon une confidente, du moins une amie. Elle dut bientôt se convaincre qu’elle ne pourrait jamais se faire de relations féminines, car l’ostracisme des clans était d’une telle rigueur qu’il était à peu près impossible de passer de l’un à l’autre. Or, les quelques femmes de contremaîtres qu’elle aurait dû normalement fréquenter lui marquaient une hostilité mal déguisée et dont les raisons étaient difficiles à définir. Quant aux femmes des officiers, elles ne fréquentaient que les épouses des collègues de leurs maris et leurs dérisoires mondanités les occupaient entièrement.
Dans tout le Sud, hors les fonctionnaires et les militaires, la passion dominante était le manganèse. Le minerai était le seul point de contact entre tous.
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