Mis à jour : mercredi 3 janvier 2018 18:07
Auteur de : Dans le Grand Atlas marocain. Extraits du carnet de route d’un Médecin d’assistance médical indigène 1912-1916. Edition Plon 1919
Le docteur Paul Chatinières fut un médecin que Lyautey envoya dans l'Atlas pour soigner les maladies, lutter contre les épidémies et évaluer les besoins des tribus en matière de santé.
Lors de sa première période au Maroc (1912-1916), il fit partie du Groupe Sanitaire Mobile (GSM) de Marrakech et c'est à ce titre qu'il exerça son métier de médecin dans l'Atlas.
Un musée lui a été consacré à Taroudant où lors de sa seconde période marocaine (1924-1928) il est décédé des suites d'une épidémie de typhus qu'il combattait. Ce musée dispose d'un site internet : museechatinieres.ma.free.fr
Dans le fief des Glaoua
En mars 1915, le caïd Si Hamou, qui résidait à Telouet, pria le docteur Chatinières, installé à Marrakech, de venir donner des soins à l’une de ses femmes malade. Le docteur trouva l’occasion favorable pour visiter en même temps le domaine des Glaoua jusqu’à Ouarzazate.
Les trois jours qu’il passa à Telouet furent entièrement employés à traiter les malades et à recevoir des notables. Il poursuivit ensuite son voyage vers Ouarzazate avec toutes les recommandations nécessaires et une escorte armée fournies par le caïd.
“Le chemin traverse d’abord des villages pauvres de la plaine de Telouet, entourés de quelques arbustes chétifs; puis se dirige vers le Sud. Au fond, le long des gorges sauvages et désolées de l’oued Imarren, des bêtes marchent dans le lit même du torrent dont les eaux rapides sont salées; aucune végétation ne croit sur ses rives; pas de traces d’habitations non plus.
“Des murailles de rochers chaotiques enserrent la vue des deux côtés, festons noirs et rouges dominant, comme si le pays avait été torturé par un vaste incendie. J’éprouvai en le parcourant une impression de tristesse et d’angoisse, comme une vision infernale.
“... Je marchais depuis six heures au fond de cette gorge étroite et sauvage quand, brusquement, elle s’élargit au confluent de l’oued Ounila qui débouche en ce point de la montagne, mélangeant ses eaux douces et fécondantes aux eaux salées et stérilisantes de l’oued Imarren que je venais de suivre.”
Le docteur et son escorte descendirent ainsi la vallée de l’oued Ounila jusqu’à la kasbah de Tamdakht.
“Un spectacle inattendu s’offrit à moi au sortir de ces gorges désolées. Sur un rocher surgit la kasbah de Tamdakht, svelte, aérienne, agrémentée d’ornements les plus délicats. Huit tours fines s’élançaient, élégantes, de la forteresse aux formes harmonieuses, très soignée, avec un souci de détail qui la fait ressembler à un bibelot de terre cuite. Les tours et la partie supérieure sont recrépites de glaise jaune clair et le reste du bâtiment a la couleur rouge du sol.
“Des artistes primitifs y ont modelé des dessins en relief, de petits créneaux, de petites balustrades, des découpures ajourées. Les habitants du pays appellent “tirremt” ce genre de forteresse, à la décoration naïve et gracieuse, très répandu au Sud de l’Atlas, au fond de toutes les vallées habitables et cultivées.
“Je pénétrais par une petite porte dans l’enceinte fortifiée qui entoure la tirremt. De nombreuses habitations basses s’y groupent sous la protection de ses tours, à l’abri de ses murs. En cette région, il n’y a pas de villages isolés, car ils sont trop à la merci de pillards ou d’ennemis. Les indigènes évitent à la fois la solitude des déserts et les pistes fréquentées où s’embusquent les pillards. Ils sont fait les vassaux des maîtres de la tirremt, tout comme du temps de nos féodaux du moyen-âge. Des troupeaux de moutons, des bêtes de somme et des chameaux sont mis en sûreté dans les cours de la tirremt.”
Le cheikh, maître de la tirremt, était le beau-frère du caïd Si El Madani et gouvernait une fraction des Aït Zineb. Il raconta au docteur la façon dont il était devenu cheikh de Tamdakht pour le compte du caïd des Glaoua.
“La tirremt de Tamdakht appartenait alors à la tribu des Aït Ouaousguit. Un cheikh ambitieux, son prédécesseur, voulant contrecarrer l’autorité grandissante du caïd des Glaoua, intercepta à main armée les communications entre le fief de Telouet et le fief de Ouarzazate; il “coupa” la piste qui passait à Tamdakht, pillant les caravanes qui s’y risquaient.
“Si Madani décida alors de réduire le cheikh rebelle et envoya son jeune frère El Hadj Thami, le pacha actuel de Marrakech (nous sommes en 1915), à la tête d’une harka, mettre le siège devant la kasbah. Un canon de bronze, péniblement amené, bombarda vainement les remparts de pisé de Tamdakht. “Lassé d’une trop longue résistance, El Hadj Thami eut recours à la trahison d’un habitant de la tirremt pour obtenir la reddition de la place. Le cheikh rebelle étant invité à parlementer sortit un instant; la porte de son donjon lui fut alors fermée au nez. Isolé, hors de la protection de ses murs, il fut aussitôt poursuivi par les partisans d’El Hadj Thami. Les habitants de Tamdakht, à la nouvelle de sa mort, ouvrirent au nouveau maître Glaoui les portes de la forteresse.”
A Tamdakht, l’oued Ounila prenait à l’époque le nom d’oued Aït Zineb qui était en fait l’ancien nom de la kasbah des Aït ben Haddou.
Le voyage se poursuivit par un plateau en dehors de la vallée de l’oued et dominant le village de Tilkirt (Tikrite d’aujourd’hui). En ce point, l’oued buttant contre le massif rocheux, s’infléchit à angle droit vers l’Est.
“Après le repas chez le cheikh de Tilkirt, je continuai ma route vers l’Est, au travers des collines escarpées et des roches noires. La boussole, affolée, attestait l’abondance des gisements de fer dans le sol.
“Bientôt une longue tache verte se dessina dans la brume mauve. On y distinguait peu à peu, en approchant des villages, des tirremt, des palmiers, une large rivière. J’arrivai à Ouarzazate, la grande oasis de la région. La vue de sa verdure, de ses eaux bleues, de ses gracieux torrents est une joie pour le voyageur.
“Je m’arrêtai à l’entrée de l’oasis, à Tifoultout, chez un beau-frère du caïd Si el Madani. La tirremt qu’il habite se dresse au sommet d’une colline contournée par la rivière. Sur les pentes s’étagent d’autres tirremt plus petites, habitées par ses clients et ses esclaves. A mes pieds commençait la forêt de palmiers-dattiers.
“Mon hôte fut peu aimable et il me parut sournois : simple cheikh, il convoite, me dirent mes guides, la situation de khalifa principal de Ouarzazate dont j’allais être l’hôte.”
Le caïd Si el Madani de Telouet, arbitre entre les deux rivaux, son frère et son beau-frère, essayait de les concilier. Il temporisait, attendant une occasion propice pour refaire l’union dans son fief de Ouarzazate. Si Hammadi, le khalifa, écoutant ses conseils, s’était bien gardé d’imposer de force son autorité aux villages rebelles car infailliblement la poudre “aurait parlé” et toute la région de Ouarzazate eût été mis à feu et à sang.
Le khalifa, Si Hammadi, frère du caïd Si el Madani, entouré de ses cavaliers vint à la rencontre du docteur et le conduisit à Taourirt, le lieu de sa résidence.
“A Taourirt, les têtes effarées et curieuses des femmes et des enfants garnirent les fenêtres; une foule de harratines et de nègres nous attendaient dans une vaste cour encombrée de chameaux et de bêtes de somme. Traversant rapidement cet attroupement pittoresque, le khalifa me conduisit sur une très vaste terrasse recouvrant toute la maison. Il avait hâte de me faire admirer le panorama de l’oasis.
“Une mer de palmiers s’étendait sous mes yeux; l’oued traversait l’oasis de l’ouest à l’Est, suivant sa longueur; on le voyait ensuite disparaître dans un défilé rocheux où il allait un peu plus loin former l’oued Drâa. Taourirt a l’allure d’une kasbah, mais les tours fines qui émergent de la terrasse ont les caractères de la tirremt. Taourirt est la principale forteresse de l’oasis et le commandement. C’est une bâtisse large et spacieuse.
“Le Khalifa Si Hammadi vint partager avec moi le repas de bienvenue. A côté de lui se tenait un beau nègre souriant, le fils aîné du caïd Si el Madani de Telouet. On m’en avait conté l’histoire.
Lorsque son père était grand vizir à Fez à la cour du Sultan, il fut fait ministre de la guerre à l’âge de dix-huit ans, et eut à commander pendant trois mois à toute l’armée chérifienne et à ses instructeurs français. Ces hautes fonctions ne paraissaient pas lui avoir donné le vertige des grandeurs ni élevé son intelligence. Plus tard, ayant suivi son père dans la disgrâce, il avait été relégué à Ouarzazate dans la kasbah la plus éloignée du fief Glaoua.”
Photographies Dr Paul Chatinières
Un jour le docteur Chatinières se rendit au souk, le rendez-vous des habitants de la vallée de l’oued Drâa, des oasis du Sud (qu’il appelle “soudaniennes”) et des hauts plateaux pelés de l’Anti-Atlas. Il constata qu’aucun étranger du Haut Drâa n’était venu ce jour-là. Si Hammadi lui expliqua que toutes les communications avec les régions du Sud étaient interrompues depuis quinze jours. Les Aït Razel, une tribu de l’Anti-Atlas, campés sur la route de Ouarzazate à Tamnougalt, la lumineuse capitale du Drâa à l’époque, interceptaient et pillaient les caravanes qui s’y hasardaient. Le khalifa attendait patiemment que, repus de butin, ils consentissent à ne plus troubler la sécurité des pistes. Il les exhortait au calme et il ne pouvait faire davantage car, au-delà de Ouarzazate, l’autorité du caïd des Glaoua n’était que nominale. Il ne disposait dans ces contrées lointaines d’aucune force pour y imposer sa volonté. Son influence n’y était entretenue que par son prestige et l’habileté de sa diplomatie. Il n’avait même parfois que de simples relations de voisinage avec les chefs les plus puissants des tribus indépendantes. Ces tribus ne payaient pas d’impôts car le caïd n’avait pas la possibilité de les leur réclamer par la force; mais le plus souvent, pour entretenir les bonnes relations, ces dernières lui envoyaient spontanément des cadeaux. Le caïd, en retour, s’efforçait de les servir auprès du Makhzen.
Le grand caïd Glaoua Si el Madani avait réussi habilement à étendre sa protection sur tout le bassin du Drâa à l’aide de sa diplomatie. Son prestige en était rehaussé et les sultans l’avaient nommé officiellement caïd de l’extrême sud-marocain.
Un soir, en début de nuit, une fête fut donnée en l’honneur du docteur :
“Dans la cour de la kasbah de Taourirt, des esclaves allumèrent un grand feu de bois. Des nègres et des harratines s’étant assemblés, battaient de la paume des mains de grands tambourins; les femmes à ce signal accoururent vêtues de costumes blancs et bleus et se mirent à chanter des complaintes rythmées et même temps à danser en se balançant d’un seul mouvement à la manière des Chleuhs; les hommes ne s’y mêlaient point.
“Elles se dandinaient lentement, leurs têtes menues penchées, les épaules inclinées en avant, battant des mains en cadence. Le feu de bois éclairait les visages et les costumes de lueurs d’incendie, et projetaient au loin des ombres fantastiques. Les hurlements des hommes et la violence des coups de leurs tambourins donnaient à cette fête un caractère sauvage et étrange, contrastant singulièrement avec les gestes mièvres des femmes, avec leur voix fluette et douce.
“Je sentais ici la domination brutale, bestiale même, de l’homme sur la femme. Comme l’on était loin de toute civilisation, et comme cependant la vie dans l’oasis me paraissait douce et légère, comme un rêve sans fin dans une immobilité délicieuse.”
1912. Les infirmières du premier Groupe Sanitaire pour Fez