Création : mardi 25 janvier 2011 16:35
Source : Revue l'Illustration, n°4111, 17 décembre 1921
Une excursion dans le Grand Atlas
Aquarelles et texte de Gabriel-Rousseau
Les montagnes du Haut-Atlas dont les cimes neigeuses dressent, au Sud de Marrakech, comme un mur gigantesque et imposant, exercent sur le voyageur un attrait d’autant plus grand que leur accès est encore, presque partout, interdit. Le vaste massif inhospitalier et rebelle demeure le fief de tribus pillardes, sur lesquelles les grands caïds eux-mêmes n’ont qu’une autorité nominale et sans effet. Cependant, la politique à la fois bienveillante et énergique du maréchal Lyautey a progressivement ouvert à notre pénétration militaire et économique bien des régions réfractaires. Le pays Glaoua, pendant si longtemps inabordable, commence à être pacifié par nos soldats et nos missions. Des opérations armées, sagement conduites avec l’aide des chefs musulmans dont nous avons su nous assurer la collaboration, se chargent d’ailleurs de réduire l’un après l’autre les îlots de résistance.
C’est une de ces missions militaires que j’ai eu, pour ma part, la bonne fortune d’accompagner, grâce à l’obligeance du général de La Bruyère, commandant la région de Marrakech. Elle avait pour objet de rectifier et de compléter le tracé des sentiers qui conduisent, à travers les montagnes, à la casbah de Telouet, vieux château fort construit par les ancêtres des caïds glaoua.
Donc le 15 avril 1921, les membres formant la mission se trouvent réunis à Sidi Rahal, petite bourgade située au pied des premiers contrefort de l’Atlas, célèbre par sa vénérable zaouïa, que fréquentent de nombreux pèlerins. La mission composée de six officiers, un géomètre et moi, est accompagnée par Si Lahcen, khalifat de Si Hammou, caïd des Glaoua, chargé de nous assurer l’hospitalité à notre passage dans les douars ou dans les casbahs jalonnant notre itinéraire. Une dizaine de mulets chargés de bagages et quelques indigènes armés, des mokhaznis, armés du fusils complètent notre petite caravane.
Je vous fait grâce du récit de l’escalade des premiers mamelons assez escarpés qui dominent la plaine des Zemrane, ainsi que de la description des quelques douars, dépourvus de caractère, que nous rencontrons avant d’arriver à “Dar el Pacha”, la première forteresse des Glaoua qui défend le chemin d’accès de Telouet, entouré d’un douar et d’un mellah grouillant. Nous voilà vraiment en pays berbère.
Le bastion glaoui a grande allure avec ses quatre tours d’angle, plus étroites au sommet qu’à la base et qui rappellent d’une façon surprenante les constructions assyriennes. Les habitants du douar nous dévisagent d’un air peu aimable. Personne ne nous salue sauf les juifs qui s’inclinent très bas, dans des attitudes craintives et défiantes.
Cependant, grâce à notre guide le khalifat, nous sommes reçus dans le château où l’on nous sert une collation, et l’on nous installe dans une grande pièce décorée sans goût de peintures grossières, où nous passons la nuit.
Pont ancien sur l'oued Rdat
Le lendemain matin, nous continuons notre route vers le Sud, en suivant la vallée de l’oued Rdat. Un brouillard très dense nous enveloppe et nous glace. Le sentier, très rude, est encombré de pierres croulantes. Nous grimpons sans arrêt pendant trois heures. Enfin, nous parvenons à un col, à une altitude d’environ 1200 mètres.
Un courant d’air froid se précipite dans ce couloir et y entraîne des nuées grises. On ne voit rien à vingt pas devant soi. Nous sommes au sommet d’une arête assez aiguë et nous allons redescendre sur l’autre versant, par une pente raide, dans un sentier raviné et pierreux. On entend, au fond d’un gouffre qu’on devine à notre droite, le bruit du torrent dont le mugissement grave augmente encore l’impression de solitude tragique. Soudain, dans une déchirure du brouillard, apparaît une étrange forteresse rougeâtre, accrochée comme un nid d’aigle sur un rocher à pic, c’est Arbalou.
L‘Agadir d’Arbalou qui appartient au grand caïd Hadj Thami Glaoui et qui commande l’étroit défilé au fond duquel tourbillonne l’oued Rdat est assez solidement construit en pierres d’un bon rouge violet tout à fait extraordinaire. Il se compose d’une enceinte flanquée de tours dont quelques-unes crénelées et d’un bastion central dont les hautes murailles sinistres percées de meurtrières, doivent garder jalousement le secret de bien des aventures du puissant seigneur. Nous franchissons la porte du château et nous entrons dans une première cour où des esclaves nègres s’empressent autour de notre cortège.
Des montagnards portent l’akhnif, long burnous noir ou brun, orné dans le dos d’un demi-cercle rouge agrémenté de broderies et de passementeries de couleurs vives. C’est le vêtement traditionnel du montagnard berbère. Il nous rappelle que nous sommes maintenant dans un pays froid et que la neige n’est pas loin.
Cependant notre surprise est grande lorsque le khalifat, après nous avoir fait traverser une suite de couloirs sombres et de cours délabrées, nous introduit dans un charmant patio au milieu duquel jaillit, d’une vasque de marbre une eau fraîche et limpide : des orangers et des rosiers en fleurs répandent leur parfum pénétrant, de jolies mésanges à tête bleue se poursuivent joyeusement et des couples de pigeons roucoulent sous les blanches arcades.
La vaste chambre que l’on nous a réservé est éclairée par une large baie donnant sur le jardin. Nous nous y installons sur de moelleux divans décorés d’étoffes de soie. Le khalifat nous présente au cheikh du douar, qui a la garde du château, et nous fait apporter, avec le thé à la menthe, du beurre et du miel.
Tandis que nous dégustons, en admirant le raffinement qui a poussé le grand caïd à faire surgir dans ce pays perdu un jardin parfumé où bruissent les jets d’eau, nous apercevons derrière les étroites fenêtres grillagées du donjon qui domine la cour, des silhouettes de femmes qui nous dévisagent curieusement. Depuis combien de temps ces pauvres êtres sont-ils enfermés dans ce sinistre château ? D’où viennent-ils ? Est-ce une prison ou un harem ? C’est le mystère qui enveloppe ce pays étrange, qui a conservé les traditions féodales et où l’on sent que l’intrigue et la violence sont mêlées aux fêtes et aux chansons.
Le lendemain, nous quittons Arbalou et nous poursuivons notre chemin par l’étroite vallée. Le brouillard de la veille a, très heureusement, disparu et nous pouvons bientôt découvrir, sur un mamelon d’où l’on devine une autre vallée encaissée, un panorama de hauts sommets couverts de neige. La végétation est assez abondante. Nous traversons des bois de pins, de thuyas et de chênes verts; puis nous commençons à descendre sur de dangereux éboulis de rochers où nos mules glissent à chaque pas.
Dans un creux profond, au bord du torrent, se dresse la casbah de Zerekten. Il est certain que lorsque les sociétés de tourisme pourront installer des stations estivales dans le Haut-Atlas, l’admirable site de Zerekten sera comme l’un des plus séduisants. La casbah carrée, flanquée de tours en pisé rouge, est située au milieu du douar, auprès du confluent de trois oueds qui descendent des hauts sommets. Elle est entourée d’une
végétation luxuriante qui rappelle nos doux paysages de France. Les pentes voisines sont couvertes d’oliviers, de pins, de thuyas et de chênes-lièges. Une brise légère agite le feuillage gracieux des peupliers dans une prairie très verte où paissent des troupeaux. La température est délicieuse et l’on pourrait se croire transporté dans une vallée alpestre.
Nous sommes reçus très aimablement à la casbah par le frère de Mohamed Tourza, khalifat du pacha de Marrakech, jeune homme élégant et de manières distinguées.
Un repas plantureux a été préparé dans une des salles du château qui, en réalité, a plutôt intérieurement l’apparence d’une ferme, avec ses cours de formes biscornues, ses rez-de-chaussée formant étables au-dessus desquelles sont grossièrement construites des pièces basses de plafond et percée de fenêtres minuscules.
La casbah de Zerekten se trouve à peu près à moitié chemin de notre voyage, mais nous avons maintenant à escalader les massifs montagneux les plus élevés, où le sentier disparaît presque au milieu d’effroyables chaos de rochers, à travers des sites farouches et désertiques. Certains passages sont particulièrement difficiles.
A environ 1600 mètres d’altitude, il faut franchir une muraille presque verticale; un vague sentier en lacets est taillé dans le roc. Rares sont les indigènes que nous croisons sur ce chemin périlleux. L’un d’eux, cependant, un jeune Chleuh, dévalant à grandes enjambées, heurte violemment un des officiers de la mission et, au lieu de s’excuser, lève son bâton et prend une attitude insolente. Aussitôt, il est empoigné par nos mokhaznis qui lui attachent les poignets et le somment de nous suivre.
Et voici notre petite caravane augmentée d’un prisonnier. C’est un jeune homme à la physionomie brutale et farouche. Il est vêtu d’une petite chemise courte, serrée à la taille par un cordon de laine brune. Sa tête nue est ornée à la manière antique d’une tresse de laine d’un brun rouge.
Ce léger incident nous éclaire sur l’état d’esprit de ces montagnards berbères, dont le désir évident est de conserver leur indépendance totale et qui ne nous accueillent que le plus rarement possible et seulement lorsque le grand caïd leur en donne l’ordre.
Nous arrivons enfin sur un plateau dénudé entouré d’énormes murailles de rochers, dont les plus hautes dentelures sont couronnées de neige. Nous sommes à 1950 mètres d’altitude. Devant nous se dresse le “Tizi n’Télouet”, à droite duquel se trouve le col qui constitue le passage entre les deux versants du Haut-Atlas.
Pendant une courte halte, l’officier qui dirige la mission fait relâcher le jeune chleuh insolent, après l’avoir vertement semoncé et lui avoir fait entrevoir la bastonnade la bastonnade encore en vigueur chez le caïd.
Au milieu du plateau se blottit, presque au ras du sol, un pauvre village dont les maisons, construites en pierres grises sans mortier, sont recouvertes de branchages et de terre battue. C’est Ider. Le cheikh du douar, dont la face rasée évoque celle de certains bedeaux de province, s’avance vers nous et nous souhaite la bienvenue, après force marques de respect auprès du khalifat qui nous accompagne. Aussi ne nous faisons-nous pas trop d’illusions sur toutes ces amabilités.
La “diffa” est servie sur le toit d’une maison qui se trouve, d’un côté, au ras du sol par suite de la déclivité du terrain. Pendant que nous dégustons les trois tasses de thé traditionnelles et que nous attaquons un “méchoui” fumant, tous les habitants du village se sont massés devant leur masure et semblent figés par la surprise et la crainte à la vue de ces étrangers, dont la venue est si rare dans ce pays perdu.
Tout près de nous se tient un groupe charmant de jeunes filles et d’enfants dont les types sont nettement différents de ceux de la plaine. dans ce pays berbère, les femmes ne sont pas voilées; beaucoup ont la peau blanche, les traits plus fins; quelques jeunes filles ont la chevelure d’un blond roux (est-ce l’effet du henné) tressée et nattée un peu à la manière des Hollandaises. Les hommes portent avec noblesse le burnous noir et rouge des montagnards.
Voici la dernière étape de notre voyage. Nous quittons Ider à 6 heures du matin par un temps clair. Après une heure de montée environ, nous nous arrêtons un instant au sommet d’un des mamelons qui précèdent le col. Nous approchons du faîte des hautes murailles que nous apercevions depuis la veille. La terre et les rochers ont une teinte de soufre très curieuse, avec, par places, des bandes violettes. Encore quelques maigres arbustes. Nous abordons un dernier lacet assez raide encombré de pierres énormes. Enfin nous atteignons le col à 2460 mètres.
Un air vif nous fouette le visage, délicieusement. L’atmosphère est d'une transparence merveilleuse. Un religieux silence plane sur ce pays grandiose. En face de nous, sur l’autre versant de la montagne, on découvre l’immense panorama qui s’étend au Sud jusqu’à la région du Dadès. A nos pieds, une vallée désertique, fermée vers l’horizon par une ligne de montagnes pelées.
A notre gauche, tout près des premières pentes de l’Atlas, l’ancienne casbah des Glaoua, aujourd’hui abandonnée par le caïd, dresse ses murailles rougeâtres. A droite, au fond de la vallée, Telouet forme une agglomération importante. On aperçoit nettement le château avec ses tours et ses donjons. Et cet imposant ensemble de vallons, de murailles abruptes de forteresses, de plateaux et de montagnes est étrangement et presque uniformément coloré d’un ton rose orangé d’une délicatesse extrême. Au-dessus de nous, dans l’azur limpide, un aigle plane, majestueusement.
Mais l’heure passe, il faut nous arracher à ce magnifique spectacle. On commence à descendre sur le nouveau versant par un sentier parsemé de méchantes pierrailles. De temps en temps, nous traversons de larges plaques de neige qui nous rappellent qu’en plein hiver cet affreux sentier est impraticable. Nombreux sont les “rekkas” qui, surpris par les tourmentes de neige, sont morts de froid dans ces terribles solitudes.
Maintenant, nous avons atteint le pied de la montagne et nous traversons le désert de cailloux qui nous sépare de la casbah de Telouet.
L’imposante cité se dresse au fond de ce plateau aride dans une lumière éblouissante. Une longue ligne de murailles fortifiées entoure le château dont la masse rougeâtre domine, hérissée de créneaux. Nous franchissons avec peine cette plaine rocailleuse, comme enveloppée d’une poussière dorée. Nous voici près du village construit sous la protection de la forteresse. Sur les terrasses, les femmes vêtues de tuniques blanches serrées à la taille ressemblent à des statues grecques.
Enfin, nous faisons notre entrée dans la casbah. Nous défilons à vive allure à travers une succession de couloirs et de cours immenses ou s’agite une foule bigarrée et bruyante : femmes vêtues de haillons bleus, serviteurs nègres, montagnards portant fièrement le burnous noir et rouge, innombrables marmots à demi nus, grouillant et gambadant de tous côtés. Des troupeaux de moutons et des chèvres, traversant les cours, se mêlent à cette population bizarre et augmentent encore cet étonnant désordre.
Le khalifat du caïd Si Hammou nous attend dans le patio qui nous a été réservé et où une somptueuse “diffa” a été préparée en notre honneur. Ces appartements, récemment aménagés, paraît-il, pour recevoir les étrangers de passage, sont décorés de sculptures et de peintures grossières, dans un style qui évoque fâcheusement les décors fantaisistes de nos modernes music-halls. Fuyons ces aspects qui détruisent l’illusion et qui témoignent d’un goût douteux.
Le soir tombe. Au milieu d’une des cours, où je suis revenu, un brasero est placé, où flambe un feu de bois dont les volutes rouges, pailletées d’étincelles éclairent de lueurs brutales une foule étrange, accroupie tout autour. La masse formidable et tragique d’un donjon du moyen âge, flanqué de tours et d’encorbellements, forme la toile de fond de ce décor fantastique et découpe violemment sa silhouette crénelée sur un ciel d’un bleu froid où scintillent les premières étoiles.
La voix grave d’un “moueddin” chante sur une terrasse : Allah akbar !... Aya Salah ! C’est le Mohorb, l’heure de la prière di soir. Dans la vaste cour éclairée de lueurs d’incendie, les fidèles viennent se placer sur un rang, le visage tourné vers l’Orient, et tous, unis par la même foi et la même croyance, accomplissent les gestes d’adoration et d’humilité au Dieu d’islam.
Gabriel-Rousseau
Peintre français, président-fondateur de l'Association des peintres du Maroc "La Kasbah" en 1923. Gabriel-Rousseau signa des affiches et des peintures destinées à vanter les beautés touristiques du Maroc. En septembre 1914, les artistes orientalistes employés au Service des beaux-arts, des monuments historiques et des antiquités du Maroc sont au nombre de sept. Maurice Tranchant de Lunel en est le directeur. Des peintres comme Gabriel-Rousseau, Marie-Thérèse Reveillaud et Marcel Vicaire, sont employés dans la section des arts indigènes. Deux autres peintres, Jean Baldoui et Azouaou Mammeri rejoignent cette section, à partir de 1920.
Les aptitudes des peintres sont utilisées pour effectuer des relevés graphiques des monuments historiques comme ceux des tombeaux des princes Saadiens à Marrakech. Cette nécropole, datant de l’époque du Sultan Ahmed al-Mansour Saadi (1578-1603), après avoir été muré par le Sultan Alaouite Moulay Ismaïl (1672-1727) a été redécouvert en 1917 par le Service des beaux-arts. En vue de son étude, l’organisme dépêche Gabriel Rousseau pour analyser l’architecture et l’art décoratif de l’édifice. Il est accompagné d’un traducteur d’arabe, Félix Arin, afin de déchiffrer les inscriptions épigraphiques des tombes.
Les succès retentissant des expositions des peintres marocains en France favorisent l’émergence d’un regroupement de peintres marocains qui se concrétise enfin en 1922. Une société artistique nommée l’Association des peintres et sculpteurs français du Maroc est créée. Son objectif est de défendre la peinture locale afin de faire reconnaître, par le biais d’organisation d’expositions collectives, le vrai talent des artistes. Le siège central se situe à Rabat, dans les locaux de la direction générale de l’Instruction publique.
L’année 1930 marque un changement au sein de l’association. Gabriel-Rousseau en devient le président. Il cumule cette charge avec celle de l’inspection de l’enseignement professionnelle indigène et du dessin à l’Office des arts indigènes.