Le 8 novembre 1928, pour la première fois, afin de l’inaugurer en grande pompe, une trentaine d’automobiles ont suivi la route à peine achevée, argileuse et non empierrée, pour atteindre le plateau du Tizi n’Tichka, à 2100 mètres d’altitude.
Cette inauguration suivait celle de la voie ferrée Casablanca - Marrakech et s’est déroulée avant l’inauguration de la route Marrakech - Taroudant, le 11 novembre suivant.
R. Manue. Extrait de : Sur les marches du Maroc insoumis. Editions Gallimard 1930
Le résident général Steeg est l’hôte de Si el Hadj Thami el Glaoui, pacha de la ville rouge. Pour la première fois les voitures au fanion tricolore vont rouler à travers le pays fermé du Haut Atlas. Une route y conduit, dont la construction vient d’être terminée. Accrochée au flanc des pitons, elle va jusqu’au cœur de la zone glaoua. Elle n’a guère vu jusqu’ici que les autos légères de l’ingénieur et de l’officier du Service des Renseignements.
... Le spectacle auquel convie le grand caïd est unique. Peut-être ne le reverra-t-on plus, puisqu’il est le symbole d’un régime qui ne durera pas plus que l’homme. Le Glaoui a rameuté au Tizi n’Tichka dix mille guerriers venus de toutes les fractions de ses tribus. L’opération n’a pas été compliquée. Un ordre est parti de Marrakech, porté par des courriers qui n’épargnent pas leurs bêtes. Tous les khalifas, tous ceux qui en terre glaoua représentant le maître ont convoqué les caïds, les chefs de villages : “Si el Hadj Thami veut que vous soyez tous, avec vos chevaux, vos fusils et vos femmes, au col, dès l’aube.”
A d’autres, ils ont dit : “Vous sortirez de vos maison et vous borderez la route avec vos armes et la poudre sèche et tous les musiciens avec les tambours et les flûtes. Les femmes auront leurs plus belles robes et leurs meilleurs voix. Elles chanteront, tandis que passeront les voitures.”
Voilà pourquoi, dès la sortie de Marrakech, des pétarades et les youyous des femmes accueillent le cortège.
... Après le franchissement de quelques gués, les voitures atteignent la tente où le Glaoui, parti une heure plus tôt, attend le Résident pour lui souhaiter la bienvenue : “Tu vas voir les hommes et les femmes de mon pays. Ils ne connaissent pas très bien la France, mais ils savent qu’elle veut la paix. Ils savent aussi qu’elle est puissante. Mais tu n’as pas eu besoin de tes soldats pour t’escorter. Ici règne la paix.”
Il repart aussitôt. Maître de maison avisé, il veut tout voir par lui-même. Pendant des heures, le cortège sera accueillis, devant chaque village, chaque douar, par les cris de joie des femmes, les salves de coups de fusil et la musique discordantes des tambourins et des rhaïtas.
Dans une gorge, sous le couvert de hauts arbres aux larges frondaisons, des guerriers sont massés, décor idéal d’un guet-apens. Au-dessus des têtes passe le vent de la poudre; les détonations, vingt fois répétées assourdissent.
Alignées au coude à coude, enchâssées dans leurs longues robes de velours rouge, vert ou jaune, les femmes aux longues tresses chantent, soutenues par les tambourins frénétiques. Elles font claquer leurs mains et les plus jeunes, bouche ouverte, langue vibrante, exhalent ce cri indéfiniment repris qui est le même les jours de joie et les jours de combat.
... Entre deux cols, c’est un vaste cirque que bordent des sommets aigus couronnés de neige. La cuvette que traverse la piste est mollement ondulée. L’herbe y est drue et du plus beau vert. Elle enchâsse les autres prairies émaillées de fleurs que sont les tapis de haute laine tissés dont le fond d’une longue tente est recouvert. Elle sera à la fois tribune et salle du festin.
De l’éperon où elle est dressée, on a la vue sur la gigantesque frise humaine que dessinent à mi-pente des pics, deux rangs de guerriers, uniformément vêtus de blanc et de gris et alignés à se toucher. Combien sont-ils ? Trois, quatre mille, harmonieux et figés. Sur tous les saillants, dans tous les ravins, des tentes inscrivent au ras du sol leur accent circonflexe.
Rassemblées sous la conduite d’un petit homme, cent femmes en ligne avancent à pas comptés. En mesure, elles font claquer leurs paumes et les gros anneaux de leurs chevilles. Elles chantent la mélodie entendue toute la matinée qui ne paraît monotone qu’aux oreilles inexpertes.
... Sans nous lasser, les femmes de la montagne ont chanté et dansé pendant tout le repas, qui fut fort long. Mais lorsque, la diffa terminée, le maître, d’un simple geste du doigt, les a congédiées, elles eurent le brusque envol de fillettes qu’on libère. Bondissantes, leurs longues robes relevées à pleines mains, elles vont vers les foyers où, des reliefs du festin, elles feront bonne et grande chère.
... En parcourant les quelques cent kilomètres de la nouvelle route de Telouet, le Résident Steeg a fait un acte de gouvernement dont l’importance est perceptible à tous ceux qui connaissent l’esprit indigène. Il a d’abord donné la preuve de son intérêt à l’ingénieur qui a créé, avec peu de moyens, cette voie de pénétration, à ses collaborateurs et aux travailleurs, autant indigènes que militaires, qui viennent de passer des mois à la tailler à même le roc.
Et surtout il a donné à ces Berbères, venus de très loin et qui ne la connaissent que par ouï-dire, une idée de la France. Il était de bonne politique qu’ils vissent rassemblés là ces imposantes autos, ces officiers nombreux et, conversant amicalement avec le Glaoui, leur maître, ce roumi à barbe grise dont on leur a dit qu’il le grand hakem des Français. Tous, ils savent que les Français ont des canons et des avions et ils admirent que, pour venir chez eux, le grand chef n’ait amené avec lui aucune escorte.
D’un coup sec du menton, d’un claquement de langue, les montagnards approuvent. Déjà de proche en proche, les paroles rassurantes sont répétées : “La route n’est pas pour les colonnes, mais pour le sucre, pour le thé, et pour nos olives et nos dattes, pour les fichus et les robes de nos femmes, et surtout pour le toubib qui visitera tous les villages.”
Ils ont compris et de tout cœur il vont faire leur fantasia. Montés sur leurs chevaux écumants, les notables regardent se masser leur peuple. Un peuple de guerriers qu’agite le goût de la poudre. Fraction par fraction, derrière le chef élu, il passent en courant, hurlant leurs cris d’assaut. Ils n’ont pas la frénésie des cavaliers que grise le galop, mais leur élan les entraîne, de ce même pas - marche et bond tous ensemble - qu’ils ont eu au combat, prompts à s’égailler, prompts à revenir, insaisissables et tenaces. C’est enfin le tour des cavaliers. Lâchant les rênes sur les encolures tendues, l’étrier taillant le flanc, ils ont chargé sans souci du terrain.
Ces milliers de montagnards, endurants et téméraires, que les troupes makhzen eurent mis des années à soumettre par la force, l’action intelligente, continue et souple du Service des Renseignements et la collaboration du Glaoui, les ont acquis à la France sans combat. De la plaine, la paix française est montée vers les cimes, précédée de trois hérauts : un officier de renseignements, un médecin et une perceur de route.
Il faut remonter loin dans le temps avec Moulay Ismaïl, ou plus près avec Moulay Hassan, pour voir un Sultan passer le Haut Atlas. Au surplus, Si Mohamed fut le premier Sultan, adapté aux moyens modernes, qui franchit le Tizi n’Tichka en automobile, et cela fut une date.
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