Source : Une étape de la mise en carte de la montagne marocaine (1937), par Aurélia Dusserre
La mise en carte de ces espaces au temps du Protectorat s’est heurtée à un certain nombre d’obstacles. Parmi les dernières régions à être cartographiées, des taches blanches y subsistèrent jusqu’à la fin des années 1930. À la difficulté d’accès et au défi cartographique inhérents à ce type de zones se sont en effet ajoutés des facteurs politiques et humains. La montagne marocaine est profondément marquée par la présence berbère, différente en cela d’une plaine et d’un pouvoir arabophones. Bled es Siba, elle a longtemps résisté à l’autorité que voulait lui imposer le Makhzen, avant de se rebeller contre la présence française en opposant jusqu’en 1934 une forte résistance dans les zones les plus méridionales.
Cartographe reconnu parmi les figures majeures et les plus singulières de la géographie marocaine de l’époque, Théophile-Jean Delaye a su porter sur la montagne un regard particulier : officier topographe installé au Maroc depuis le milieu des années 1920, il fut un homme de terrain et un technicien, à quoi il faut ajouter une passion personnelle pour l’alpinisme, qu’il fut l’un des premiers à pratiquer dans le pays, et à un sens esthétique développé en parallèle dans une carrière d’illustrateur et de peintre orientaliste.
Originaire de la Drôme, Théophile-Jean Delaye commence sa carrière militaire comme engagé volontaire dans le premier conflit mondial, lors duquel il combat quatre ans. Au sortir de la guerre, désormais lieutenant, il est détaché au Service géographique des Alpes-Maritimes, avant de devenir en 1921 opérateur topographique au Service géographique de l'Armée. En 1922, Delaye quitte la métropole pour la Tunisie, où il participe à deux campagnes de la carte au 1/50.000, avant d’être désigné en octobre 1924 pour diriger les travaux de la 2e Brigade topographique du Maroc.
À partir de 1926, il est régulièrement chargé des opérations de levé en territoire militaire. Il mène ainsi en 1925 et 1926 des missions de reconnaissance aérienne au dessus de la zone du Rif pour permettre l’achèvement de la carte de reconnaissance au 1/100.000 de la région. Terminée en 1929, la carte du Rif fait office de modèle, repris et appliqué pour cartographier d’autres régions. Quelques années plus tard, Delaye est ainsi encore chargé du levé des dernières zones rebelles du pays; désormais capitaine, il survole en tous sens, à partir de 1932, les régions de Ouarzazate et du Drâa, avant de mener en 1935 une dernière campagne dans le massif du Sagho, difficilement soumis deux ans plus tôt après le combat du Bou Gafer.
Jusqu’en 1934, date de la fin de la pacification, la cartographie des zones de montagne du Maroc, dont Théophile-Jean Delaye apparaît comme l’un des spécialistes, était donc le fait des seuls militaires. Conduite dans la précipitation imposée par les conditions d’un terrain qui n’était encore contrôlé ni militairement ni politiquement, elle fut dépendante d’une technique qui imposait un regard surplombant et partiel, ne permettant qu’un parcours par procuration.
La représentation de la montagne marocaine était encore à cette date doublement lacunaire. Le manque de précision des levés, qui ne pouvaient être complétés par un travail de terrain plus fin, ne permettait pas d’obtenir toute la rigueur scientifique nécessaire. Des vérifications ultérieures durent être faites pour pallier l’absence de levés réguliers, mais également pour compléter une toponymie déficiente. En outre, cette cartographie militaire ne tenait pas compte de la spécificité du milieu naturel montagnard, notamment en matière de représentation précise du relief. Elle n’en est encore qu’à l’étape de la reconnaissance, servant le Protectorat dans sa prise de possession rationnelle et minutieuse du sol marocain, dont elle était un des moyens. Conformément au schéma classique développé pendant le Protectorat, domination politique et progrès technique avancèrent main dans la main : en 1934, à la fin de la pacification de la hamada du Drâa, Delaye souligne la correspondance qui existe entre le point final à l’occupation intégrale du territoire marocain et la date de rédaction photo topographique de la carte de reconnaissance du Maroc.
À la signature du Protectorat en 1912, la cartographie du Maroc était encore très lacunaire. Il existait bien des cartes du pays, généralement issues de la compilation des travaux des voyageurs européens du siècle précédent, mais qui laissaient paraître de nombreux blancs dans les zones de relief ou les plus éloignées des centres du pouvoir. Aucun travail méthodique et systématique n’avait été encore entrepris. Dès leur arrivée sur le territoire, les militaires français établirent des cartes de reconnaissance pour un usage immédiat, au sein des Bureaux topographiques des Troupes débarquées de Casablanca et du Maroc oriental, créés en 1907 et 1908. En 1912, ces deux bureaux furent regroupés à Casablanca au sein du Bureau topographique, chargé par le général Lyautey de la mise en carte rapide du pays à des fins civiles et militaires, dans un but clairement politique. Les premières cartes au 1/20 000 paraissent en 1914, mais l’activité du Bureau fut réduite par le déclenchement de la première guerre mondiale.
En 1917, la carte de reconnaissance ne s’étendait donc pas au-delà des limites de la zone sous l’autorité militaire du Makhzen : le travail des brigades topographiques était limité au strict cadre permis par l’escorte des colonnes, voire tout simplement interdit, perpétuant le mythe d’un Maroc dont la plus grande partie était à peu près complètement inconnue et où subsistaient de vastes régions encore rigoureusement fermées à l’Européen. La cartographie du pays connut cependant à partir de cette date une grande avancée grâce à l’utilisation de la photo-topographie, une technique de levé et de restitution élaborée à partir de la photographie aérienne. L’emploi de cette technique s’est généralisé à l’issue du premier conflit mondial, et le terrain marocain a été pour les cartographes français l’un de ses principaux champs d’expérimentation. Elle permit, sinon de lever complètement, du moins d’effectuer une géodésie de reconnaissance dans des zones qui n’étaient pas directement accessibles. Particulièrement adaptée aux zones de montagne, mais également à celles politiquement instables ou en guerre qui bien souvent au Maroc, étaient les mêmes, elle fut largement utilisée par les autorités militaires françaises dans le cadre de l’établissement de la carte de reconnaissance du pays au 1/20.000. L’utilisation généralisée de la photographie aérienne pour les opérations de géodésie de reconnaissance, selon le procédé topographique de l’intersection (encadré), permit en effet d’aller au-delà des lignes de front, et de trianguler des régions en zone dissidente sans mener de travail directement sur le terrain. Son emploi présenta également un autre avantage: la rapidité de traitement et de restitution des informations permit de tenir les délais très courts imposés par un Protectorat soucieux d’exploiter le plus rapidement possible les territoires nouvellement soumis. Une section de photo-topographie fut d’ailleurs créée au sein du Service géographique du Maroc, dont la direction fut confiée en 1926 à Théophile-Jean Delaye, figure essentielle de la géographie marocaine de l’entre-deux-guerres.
La fin de l’entreprise de conquête du Sud du Maroc par les Français, avec la soumission, en 1934, de la hamada du Drâa et du désert entre Tindouf et la Mauritanie, contribue également à ce changement de perspective. Désormais sous l’autorité du Protectorat français, la montagne marocaine n’en est pas pour autant une région comme les autres. Sa difficile conquête n’efface pas aux yeux des Français le statut particulier dont elle jouit depuis la période précoloniale : les discours de valorisation qui avaient pu apparaître lors de la mise en place de la politique berbère par les autorités françaises sont réactivés, et la montagne reste l’objet de toutes les attentions. Elle devient ainsi un objet d’étude privilégié dans les diverses institutions scientifiques du Protectorat, comme en témoigne l’organisation, prévue en 1938, du 9e Congrès de l’Institut des hautes études marocaines, entièrement consacré à la montagne et pour lequel le Protectorat espère un retentissement important. S’intéresser à la haute montagne est également un moyen pour les autorités universitaires locales d’affirmer leurs capacités scientifiques, et d’attirer les regards grâce à un sujet prestigieux. Cela s’explique enfin par l’enjeu économique qu’elle représente, au moment du développement de plus en plus important du tourisme. Dorénavant intégrées au Makhzen, les zones de montagne sont, d’une façon quelque peu paradoxale, appelées à faire elles aussi partie du «Maroc utile».
La création d’un instrument cartographique performant, adapté aux divers usages, notamment politiques, dont le Makhzen pourra faire l’objet, apparaît donc indispensable. L’initiative en est prise lors des réunions préparatoires du Congrès de l’Institut des Hautes Etudes Marocaines, à Pâques 1936. Par la voix du directeur général de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités du Maroc, le Protectorat demande officiellement la réalisation du levé à grande échelle de la montagne marocaine. Pour la première réalisation de la carte d’ensemble projetée, le choix s’est porté sur le système montagneux du Toubkal, point culminant du Maghreb, à la forte charge symbolique. Choisi pour servir de cadre à un futur Parc national de haute altitude voulu par le Protectorat, le massif présente aussi un milieu naturel de qualité, champ d’études unique de phénomènes climatiques, botaniques ou zoologiques de haute montagne.
Les levés topographiques durent répondre à des exigences précises. Le terrain levé fut dessiné en courbes de niveau à l’équidistance de 10 mètres, et les opérateurs s’appliquèrent également à rendre le plus précisément possible les formes du terrain, en faisant notamment ressortir les continuités et discontinuités des caractères plastiques du terrain spécifiques de la haute montagne, ainsi que la nature diverse des roches et des formes de relief comme les éboulis, les phénomènes dépendant de l’érosion, ou les coulées de pierres nivales. Un soin particulier fut en effet apporté au problème complexe de la représentation des rochers. Cette question opposa longtemps les militaires, qui ne s’attachaient avant tout qu’à la représentation de ce qui pouvait être utile pour la conduite des opérations, aux géographes et autres alpinistes, désireux d’une représentation fidèle et détaillée grâce à un rendu technique et réaliste, pour une utilisation plus large.
Ayant participé à la réflexion générale sur la carte des Alpes lors de son passage au Service géographique de l’Armée, Delaye appliqua au terrain marocain ces nouvelles exigences de représentation, qui tendaient à abolir les frontières entre art et science, montrant ainsi l’étendue de son sens esthétique. Le topographe réalisant les levés se devait donc d’être, sinon un artiste, du moins un bon dessinateur, afin de réaliser une figuration raisonnée, expressive, caractéristique et aussi exacte que possible des massifs rocheux. Il fut ainsi chargé de lever sur ses minutes le contour de chaque escarpement, de déterminer dans les faces rocheuses un nombre de points suffisamment précis, de dessiner le schéma topographique à l’intérieur du massif rocheux, de prendre de chacun d’eux et de points stationnés des vues photographiques et des croquis perspectifs.
Le travail de levé sur le terrain permit enfin aux officiers de recueillir précisément, auprès des populations les noms usités localement, afin de compléter une toponymie jusque là très lacunaire, qui fut ensuite reprise par Jean Dresch, alors professeur d’histoire-géographie au lycée Gouraud de Rabat et fin connaisseur de la zone, puis révisée selon les règles officielles de la transcription. Cela expliqua l’absence de sommets sans nom ainsi que la très faible part de toponymes français; et si certaines désignations françaises consacrées par l’usage furent cependant maintenues pour rendre service aux usagers et en hommage aux précédents découvreurs du Haut Atlas, elles furent la plupart du temps accompagnées par les toponymes locaux auxquels elles se rapportaient.
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