De 1930 à 1940

Ouarzazate, textes de voyageurs

Mis à jour : lundi 22 août 2011 20:08

J._Ravennes
Jean Ravennes
. Extrait de : Aux portes du Sud - le Maroc.
Ed. Alexis Redier 1931
Pierreux et nu à perte de vue, le matelas boursouflé, couturé d’invisibles ravines, d’un désert plus insidieux que la brousse ou la montagne; les pillards, à l’affût d’un mauvais coup, se glissent entre ces vagues dures, s’embusquent à quelques pas, sans qu’on ait vu, même un instant, leurs ombres traverser l’immense horizon, sombre comme la lave, sous une lumière triste et violente.

Les indigènes tremblent en traversant ces régions maudites, où l’on entend gémir la voix terrible du démon, le fameux roul des dunes. Un seul accident, l’îlot de cailloux pourpres et dorés, où la citadelle des Aït Ben Haddou, - mon Saint-Michel marocain, disent les littérateurs du Sud - a crevé cette carapace d’une secousse. Des gour, plateaux écrasés, avancent en rade dans son reflet rouge; sur les flancs à vif, les couches diversement érodées selon l’âge ont l’aspect d’énormes colonnes ornées; elles soutiennes un désert plus profond encore, mais d’une blancheur argentée : les sables.
Un arbre apparaît au loin, seul et ridicule dans l’infini, - l’arbre -, comme disent à cinq lieues à la ronde les légionnaires qui se sont vengés du bled accablant avec une ironie un peu amère, en plantant là un vieux mât et en clouant au faîte un parasol de zinc découpé. Pour trouver une vraie tache d’ombre, un peu de verdure naturelle, il faut atteindre, sur l’Ouarzazate, les oasis qu’un filet d’eau égrène sur le sable.
Cent cinquante palmes clairsemées soulignent l’oued en vert sombre, devant un poste de Légion, bâti en quelques mois par des moyens de fortune, et qui bout sous la tôle ondulée.
Mais l’eau miraculeuse, autour du ksar silencieux, dont les masures en toub ne se distinguent des tombes par de minces fumées miroitantes, fertilise de vrais jardins, dans un cloisonnement compliqué de petits murs épais. Quelques marmots nus, de maigres chèvres; on erre longtemps sans rien voir, aux lézardes des gourbis, qu’une ou deux vieilles courbées comme des bêtes sur les meules de pierre. Mais vos moindres gestes sont observés par les centaines d’esclaves osseux, à la fois noirs et blêmes, qui endurent depuis des siècles la constante menace de la lance et du fouet, sur cette route des grands écumeurs du désert. Eternelle monnaie d’échange, dont les filles razziées vont peupler les harems, ils végètent à la botte du seigneur dont la kasbah, d’un genre nouveau, se dresse comme un fantôme sanglant sur l’aride hammada.
C’est à Taourirt de l’Ouarzazate, en effet, qu’on rencontre le premier de ces châteaux du désert, dont les massifs polyèdres dépassent trente mètres de haut, avec des tours et des créneaux en pain de sucre, sans jours, mais décorés de frises qui rappellent la flore et la faune stylisées de l’ancienne Egypte. Une cour domestique et guerrière, dans ces palais d’Antinéa, vit des peuplades asservies; un caïd y cache ses somptueux délassements et n’en sort que pour de redoutables randonnées de police, quand il a besoin d’argent.
Henry Bordeaux.
Extrait de : La revenante. Ed. Plon 1932
Voyage effectué probablement en 1930

Le poste de Taourirt de Ouarzazate est bien isolé. Rien que des militaires dans cette petite cité nouvelle tout récemment sortie de terre, en face de la ville indigène, et construite par des compagnies de légionnaires pour des réserves de vivres, pour des hangars d’autos blindées, pour un camp d’aviation et un bureau des Affaires Indigènes.
De Marrakech, la ville rouge, la capitale et le marché de tout l’Ouest marocain, et l’attrait du Sud, l’influence française, franchissant l’énorme masse de l’Atlas, s’étendait alors, en cet automne 1930, jusque dans la région de l’Ouarzazate fertilisée par l’oued qui coule à l’ombre des palmiers et arrose de nombreux villages. taourirt était devenue une sorte de quartier général d’où cette influence rayonnait déjà dans les vallées du Dadès et du Draa qui furent le berceau de la dynastie saadienne autrefois, par l’installation du poste de kelaa des M’Gouna et, plus loin encore, par celui de Bou Malem à peine réalisé, préparant notre avance vers le Ferkla, et plus au Sud par le caravansérail fortifié de Tazenakht et, dans la vallée de l’oued Draa, par le projet de créer à Agdz un nouveau poste.
... Ainsi Taourirt de l’Ouarzazate dépassé est-il devenu presque une de ces garnisons. Les officiers mariés peuvent y amener leur femme. Il est vrai qu’elle s’en vont au mois de mai à cause de la chaleur et ne reviennent qu’en octobre. Celles qui reviennent ? deux ou trois, pas d’avantage : le climat est trop pénible, avec ses sautes du chaud au froid, et l’isolement trop contraire à nos habitudes sociales françaises. Il y faut beaucoup de courage ou beaucoup d’amour.
... Maintenant il fait grand jour. Le soleil s’est comme précipité au-dessus de l’horizon pour envahir le ciel. L’oasis, le désert et l’Atlas flamboient dans la clarté. La kasbah du Caïd n’est plus noire : ses hautes murailles crénelées prennent des tons d’ocre et de terre cuite. Massive et imposante, elle tient du palais et de la prison. Elle écrase de sa puissance le misérable ksar aux cubes accumulés.
... Des aboiements sans nombre les signalent à l’entrée du camp d’aviation. Chacun a son chien, ou même une meute : bâtards de tous poils et de toute provenance, heureux dans ce désert. Les cinq avions  sont rangés dans les hangars. L’un d’eaux a passé deux fois l’Atlas, aller et retour de Marrakech où il s’est rendu en liaison, l’autre a survolé le jebel Sagho au-dessus des terres dissidentes pour y surveiller des rassemblements ou des migrations.
Henri Bordeaux.
Extrait de : Un printemps au Maroc. Editions Plon 1931
Le poste de Ouarzazate, 20 mars 1931

Taourirt de l’Ouarzazate est aujourd’hui presque une ville bâtie par la Légion étrangère, cette héritière des légionnaires romains : bureaux, logements d’officiers et de sous-officiers dont plusieurs sont mariés, casernes pour les tirailleurs et pour la Légion, greniers pour les réserves de vivres, hangars pour les autos blindées, infirmerie avec salles de visite pour les indigènes. Tous ces bâtiments, sortis de terre depuis peu, ont belle apparence.L’officier qui commande le groupe des automitrailleuses s’inquiète du moral de ses hommes, tous cavaliers de France, à cause du contact avec la Légion qui est un corps à part et peut supporter plus aisément des tares ou des souillures dont il faut redouter la contamination pour des jeunes militaires français. Il veut leur organiser un lieu de réunion, un cercle, et je songe au premier essai de Lyautey sur Le rôle social de l’officier, responsable de ses hommes.


Felze

Jacques Felze.
Extrait de  : Maroc inconnu. Dans le Haut-Atlas et le Sud marocain.
Arthaud éditeur Grenoble 1935


Voyage effectué en 1933-34

De Ouarzazate, on ne voit d’abord que le poste, puis sa kasbah, plus célèbre bien que moins belle que celle des Aït ben Addou, se cachant derrière un repli du sol à quelques kilomètres à l’Est. Certes ce poste n’est pas beau au sens où l’entendent les amateurs de paysages bien arrangés et conformes. On eût pu sans doute prendre un plus grand soin de l’esthétique du blockhaus qui couronne la butte principale, celle où sont les casernements, les bureaux, les principaux logements des officiers; eût-on dans un pareil bled aussi nu, évité la construction, au pied de cette butte, de tous les hangars, dépôts, magasins, et cantines que l’importance croissante du commandement territorial, la sécurité de mieux en mieux assurée, rendaient nécessaires ?
Tel quel, et si laid qu’il soit aux dires de certains, le poste de Ouarzazate me plut dès que je le vis. Ouarzazate, c’est le terminus d’une longue route jetée entre les villes grouillantes du Nord, résolument modernes et européennes à côté de leurs quartiers indigènes, et le pays de “l’avant”; c’est aussi le point de départ des pistes nouvelles poussées chaque jour un peu plus loin vers l’Est, vers l’Ouest, le Sud, à travers les rochers, les montagnes brûlées, les plaines de sable de ces bleds qui paraissent entièrement déserts, mais où la compagnie de Légion qui fait la route doit se couvrir d’un bataillon, se faire “éclairer” par cent assés (1) de guet sur les pitons voisins. Tout le charme de Ouarzazate est là, charme transitoire, mais quel charme n’est pas transitoire ?La vue d’une section d’autos-mitrailleuses retour d’une mission de sécurité grimpant la route du poste en soulevant un nuage épais de poussière blanche dans lequel disparaît la baraque du soukier grec n’est pas moins émouvante, parce que tout autour il y a la kelaâ nue, parce qu’au loin se profile le Saghro interdit, si doucement bleu que la couleur en est presque voluptueuse sur un ciel de velours sombre aux reflets métalliques. Le hangar, la guinguette borgne, le réseau de barbelés, la silhouette du factionnaire, képi cassé et molletière à mi-jambes, le ronflement puissant d’un moteur de camion, les chants rythmés et un peu lointains des caabahs (2) dans les “maisons” indigènes, cela s’accorde en force, en promesse d’aventure, avec le plus exotique des paysages. Le car qui arrive de Marrakech tous phares allumés trouant l’ombre incertaine et qui s’arrête devant l’agence de la C.T.M. pour décharger son contenu d’officiers, de sous-officiers et d’indigènes, est moins insolite ici que sur la place Jemaa el Fna.
Cette ambiance militaire active, à la fois virile et insouciante, qui plaît à tant d’hommes, reçoit ici du cadre magnifique, désolé, qui, de toutes parts, depuis le plus lointain horizon l’entoure, une force de suggestion, une poésie nouvelle. C’est pourquoi l’opposition entre l’harmonie parfaite de ce paysage très vieux, inchangé depuis des siècles où l’indigène s’est plié aux rythmes puissants de la nature plus qu’il ne s’est imposé à eux, et le poste symbole de l’ambition de la France, me semble plus fortement émouvant que ne serait un artificiel accord. Mais ce légionnaire à moitié nu dont la peau bronzée, cuite et recuite au soleil pendant les longs mois passés aux travaux de la piste, qui se baigne aujourd’hui dans une vasque abandonnée par l’oued, à l’ombre d’un palmier, porte dans la lenteur brutale de ses gestes, sur la courbe lasse de ses épaules, dans ses yeux gris qui regardent trop loin, la valeur humaine de ce lieux.Au pied du blockhaus, vers l’ouest, sont les hangars, les parcs à autos blindées. Les voitures y sont alignées, les unes propres, luisantes d’une légère couche de graisse sur leur peinture verte, les autres, celles qui arrivent de l’avant, disparaissent sous la poussière blanche. Des chauffeurs aux treillis maculés s’affairent. Entre les carrosseries aux formes agressives, sous les charpentes géométriques, luit la mince ligne lumineuse de l’oued, s’infléchit une palme lourde, resplendit, tout brûlant d’or, le massif chaotique du Tiffernine.
Au carrefour des pistes dont l’une s’allonge vers l’extrême Est, en direction du Tafilalet dont l’autre prend son élan dans la poussière pour escalader la petite colline : l’hôtel. Un corps de bâtiment en briques sèches, un toit de tôle, mais une vraie porte vitrée par où entrent, sortent les sergents des goums aux larges sarouals flottants, aux képis bleu ciel. Chaque fois qu’ils l’ouvrent, cette porte, on entend au milieu des éclats de rire sonores, la voix de la patronne qui gourmande les serveurs et, débitée par un puissant phono, la rengaine à la mode, plus speenétique encore ici. Le vent siffle, des tourbillons de poussière s’élèvent et s’étirent en colonnes, tournoient autour de la butte, s’enfoncent dans les ravineaux, avec la route, vers le kasbah invisible. Une théorie de mulets conduite par deux tringlots indigènes aux mines patibulaires remonte de l’oued en faisant brinquebaler les chaînes des bâts. Digne, fatigué, sur sa mule à la serija rouge, Si Hammadi, l’homme pie, Khalifa du pacha à Ouarzazate, gravit au petit trot le chemin du poste, soucieux de quelque requête à présenter au hakem. Je regarde sur le ciel qui verdit grossir un point noir, l’avion de liaison du nouveau poste de Zagora. Une femme de goumier passe, dévoilée, les talons joints et me salue militairement. Tout Ouarzazate !
Ce Ouarzazate là, c’est la France qui l’a fait. Sans souci d’esthétique mais avec quelque poésie encore, il exprime la “geste” de son occupation du pays. Comme un guetteur sur le piste, il s’est tapi au sommet d’un rocher, au-dessus de la plaine. Il a été sentinelle; maintenant il commande à toutes les sentinelles détachées au loin, vers le Sud et vers l’Est, vers l’avant ! Cependant nul voyageur n’ignore la célèbre kasbah berbère que l’image, d’ailleurs a popularisée. Elle subsiste dans toute son originalité typique à proximité du camp. On peut l’approcher à loisir; on peut y pénétrer; aux visiteurs de marque il y est offert, sans gêne excessive, la possibilité d’y faire un repas arabe. Cependant rien que par son aspect extérieur, cette kasbah est déjà remarquable. C’est celui d’une véritable cité, d’une cité du désert. La surprise vient de ce que cette cité, au type si caractéristique qu’accuse l’uniformité même des constructions, donne par la diversité, le fouillis des détails qui la composent, l’impression de grandeur. Assez récente, les Glaoua ayant fait raser l’ancienne kasbah après une révolte des Ahl Ouarzazate, plusieurs détails de sa construction trahissent une influence urbaine. Mais la silhouette trapue, resserrée dans l’enceinte étroite propre à la défense, cette multitude de petites fenêtres pareilles à des meurtrières, la dentelle des créneaux qui bordent les terrasses, tout cela découpé, dressé à même la terre fauve, sur le rebord du plateau rocheux et nu, projeté sur un ciel vide, inondé de lumière; la hâte lente des indigènes qui entrent, sortent, le silence, traversé de temps en temps derrière un moucharabieh de bois, un groupe d’hommes au coin d’une haute terrasse qui regarde vers le Sud les dures montagnes d’acier, il n’en faut pas plus pour imprimer dans la mémoire une image, en somme synthétique de ces bleds.
(1) guetteurs.
(2) prostituées indigènes.


Auguste Vierset
. Extrait de : Du Rif au Grand Atlas. Ed. de Belgique 1939

Taourirt de Ouarzazate n’est pour le moment qu’un embryon de village français bâti au pied du poste des Affaires Indigènes (ce monsieur fait une erreur, le bureau des A.I, n’a jamais été construit sur la colline surplombant la ville, voir carte de Balmigère 1937) .
Le long de la route se sont établis les petits commerces usuels : auberge, bar, épicerie, bureau de tabac, garage, magasins divers.
L’auberge sans étage précédée d’une véranda, groupe le café, la salle de restaurant et la cuisine dans l’avant-corps qu’une cour étroite avec puits, sépare d’une rangée de quatre ou cinq chambres, au sol battu couvert d’une carpette, pourvues d’un lit de fer, d’un lavabo, d’une cruche d’eau, de deux chaises et d’une table de nuit supportant l’indispensable bougie, et dont la porte doit rester ouverte si l’on veut y voir, car elle n’est pas vitrée et la pièce manque de fenêtre. Dame ! on n’en est qu’au début de l’occupation et il y a sûrement progrès sur les baraquements qui y furent sans doute installés tout d’abord.
La grande kasbah allonge là-bas sur le plateau d’une colline son enceinte enserrant à la fois la forteresse, la médina et le mellah. Pour des raisons que j’ignore, nous ne pourrons la visiter. Peut-être veut-on éviter de froisser les susceptibilités d’une populations soumise depuis cinq ans à peine et dont il s’agit de capter la confiance et la fidélité. Car c’est là une tâche délicate dont le Protectorat semble avoir réussi à vaincre les difficultés. A son respect des coutumes locales il joint notamment la plus parfaite correction en affaires. Tout ce qu’il achète aux indigènes leur est payé comptant. On conçoit l’effet de tels procédés sur des tribus ombrageuses et fières, habituées aux exactions de ses maîtres et à une justice souvent vénale. Peut-être s’en aperçoit-on mieux dans une région qui, comme celle-ci, ne jouit que depuis peu d’une sécurité parfaite. En tous cas, pour la première fois, les indigènes que nous croisons, allant faire leurs emplettes ou retournant à la médina, répondent à notre salut : Berbères en djellaba ou en selham, juifs en calot et en lévite noire, haillonneux portant noblement leurs loques, femmes non voilées parfois chargées d’un gosse, ou juives vêtues de rose, de vert, de jaune et de caftans brodés.
Des soldats flânent. L’un d’eux titube, pris d’une ivresse gaie, mâchonne on ne sait quelle plaisanterie, apostrophe des gens. Un camarade l’aborde, passe son bras sous le sien, s’efforce doucement de le ramener au quartier. Des gradés, témoins de la scène, feignent de ne pas la voir. A quoi bon sévir pour une broutille ? Ne convient-il pas d’avoir quelque indulgence pour ces légionnaires qui savent si bien, quand il le faut, affronter la fatigue, les cuisantes morsures du soleil, les traîtrises du désert ou les dangers d’une embuscade dans les cols.
A deux cent mètres, devant une prairie où des obstacles ont été aménagés, nous voyons des officiers rassemblés, des chaises occupées, face au terrain. A notre approche, un officier se lève, vient à notre rencontre, se présente “colonel F...” et nous invite cordialement à assister à la répétition générale d’un carrousel qui sera donné prochainement au cours d’une fête. Sa femme, sa jeune fille nous accueillent avec une grâce charmante, et tandis qu’elles lient connaissance avec nos compagnes, nous prenons aux évolutions variées un intérêt que semblent partager des Berbères massés à quelque distance.
Au sortir de la ville, vers la kasbah, on a construit, en retrait, un musée des arts indigènes, dont les bâtiments brun-rosé se détachent parmi de hauts palmiers sur une chaîne de collines mauves. Les objets exposés témoignent du souci du Protectorat de favoriser et de rénover au besoin l’artisanat. On y remarque surtout des tapis Ouaouzguit avec des laines brillantes, décorées de motifs fort curieux.
La route tourne et monte légèrement pour atteindre la kasbah devant laquelle nous devons passer. Nous allons l’atteindre quand l’autocar s’arrête. La voie est barrée par une chaîne tendue. Assis sur des roches, deux indigènes nous regardent impassibles. Notre chauffeur klaxonne, s’impatiente, saute de son siège, interpelle les hommes, se fâche, tant est si bien que l’un d’eux se lève enfin, se dirige lentement vers la porte de la kasbah, reparaît après quelques minutes et du même pas tranquille, vient décrocher la chaîne.
Joseph Peyré. Extrait de : Voyage marocain 1942. Ed. Didier Toulouse 1944
Le miracle du Sud avait derrière nous fixé les nuages et la pluie à la cime du col. Nous descendions sous le soleil, à travers les terres décharnées. la route traversait des gués, comme une piste. maintenant s’ouvrait l’autre pays, dont Marrakech n’avait été que la promesse. Une course, une seule fois interrompue par une chaîne, et une baïonnette croisée qui semblait interdire un royaume gardé, et nous arrivions à Ouarzazate, que les gens ne visitent plus. Je ne vous la ferai pas visiter davantage, de son gîte d’étapes, si net, si hospitalier, à son commandement, en belvédère au-dessus de la ville rouge. Je préfère en tirer pour vous une image exemplaire, celle de l’oeuvre dont j’étais venu chercher le témoignage afin d’en faire état envers ceux qui doutent, leur apporter des raisons persistantes de croire à notre grandeur d’hier, à celle d’aujourd’hui. “Une nation qui a de tels titres, exposés au soleil, au regard de ses juges, et de ceux qui voudraient s’instituer ses maîtres, peut à juste titre conserver l’orgueil.
Dans les rafales d’un vent chaud et chargé de poussière, la nouvelle Ouarzazate, sous l’impulsion d’un homme, poursuivait son destin, attaché tout entier au miracle de l’eau. Car les conduites bétonnées, remplaçant les anciennes canalisations fissurées, et captant l’eau de l’oued de plus en plus haut pour en répandre le bienfait à de nouveaux jardins, à de plus vastes étendues, ne cessent d’y créer la vie. La pépinière poussait, les silos attendaient l’engrangement de l’orge. Les maisons rouges, les jardins, les piscines gagnaient, émouvante naissance d’une ville sur les collines arasées, coupées comme au fil d’un couteau par le dessin des avenues futures.
Dans ce pays où l’enfant est roi, le chef français va plus loin vers le cœur, il adopte une grande famille d’orphelins, fils des victimes d’une épidémie passée, et, ainsi, justifie la France comme mère. Des champs venaient des fenêtres de l’école, à travers la rafale du vent. mais les écoliers n’étaient pas soumis aux seules disciplines scolaires. Ils étaient conduits sur la voie de sagesse que j’avais reconnue dans dans la continuité du travail des souks, de Rabat ou de Fès.
Dans l’atelier joint à l’école, fillettes et garçons s’initiaient aux métiers d’artisans, travaux du cuir ou de la laine. tableau dont un peintre aurait pu fixer l’image sous la légende “L’Enseignement”, les petits, accroupis devant les aînés, les regardaient faire. Ils apprenaient, à l’âge où les nôtres ne sont occupés qu’à leurs jeux, et je retrouvais dans leurs yeux passionnés dont parle Bonjean*, mais qui, au lieu de s’appliquer aux mystères du campement, se concentrait sur le miracle issu des doigts laborieux.
... Le soir de mon départ, tandis que les “mehallas” regagnaient au pas de leurs chevaux, de leurs piétons, les citadelles interdites, celui de ces chefs de paix qui règne sur les jardins et sur les enfants d’Ouarzazate nous offrit un spectacle d’adieu.
Autour de nous, les murailles de la kasbah emprisonnaient un ciel qui semblait leur appartenir, et où les puissances du feu avaient éteint les étoiles de l’autre monde. Brassée par brassée, le démon jetait sur le brasier les palmes. Les flammes échevelées, illuminant le cercle des chanteuses, leurs diadèmes et leurs bijoux, tandis que la batterie des tambours formait au milieu de la cour un groupe obscur, dont les rythmes commandaient aux danses et aux voix. Les yeux baissés, protégés par le kohol contre les génies, les danseuses obéissaient à quelques incantations, à quelque poésie dont nous étions bannis. mais la seule sensation d’être introduit dans l’enceinte familiale, d’y être admis à un culte qui s’assurait à lui-même son ciel, nuit jalouse, nuit d’une citadelle berbère, achevait pour moi le sens de la journée, m’assurait d’un cœur accordé au mien.
Anne Barthélémy-Balmigère
1937.
"Ouarzazate, la Porte du Sud", comme aimait la désigner le commandant balmigère; Ouarzazate, plaque tournante à la croisée des vallées de l’oued Drâa, vers Zagora et le Mhamid, et celle de l’oued Dadès, vers Tinerhir et le Tafilalet, n’était en 1937 qu’un gros poste sur un colline et un petit village à peine civil. Un seul axe le coupait en son centre; la route qui le traversait reliait le Sud à Marrakech. Le bureau des A.I. était construit au pied de la colline du poste, à la fourche des deux routes conduisant l’une vers Zagora et l’autre vers Ksar-es-Souk.“Rares étaient les maison. Non loin de l’oued se dressait celle du chef de Cercle, la notre, “Tigemminou”, au milieu d’un jardin et d’un verger qui paraissait miraculeux dans l’univers minéral de la région. Les crues et décrues de l’oued Ouarzazate (appelé encore, oued Idermi) faisait de lui un dispensateur capricieux de la vie. L’eau fut assurément, un des soucis permanents à cette époque, des officiers des A.I. qui passaient beaucoup de temps à étudier les problèmes d’irrigation, en étroite collaboration avec le Service des Eaux et Forêts. Aujourd’hui, le grand barrage El Mansour Eddahbi, construit d’après les plans de mon père, a résolu les problèmes, pour toute cette région.“La maison du toubib, le docteur Cauvin, celle du directeur des Eaux et Forêts, M. Frison, étaient implantées dans un mouchoir de poche. Le petit douar, les logements des mokhaznis, les écuries, les bâtiments qui serviront plus tard à abriter l’orphelinat, l’école, et une ou deux modestes villas de l’officier interprète, du tordjman, du maître d’école, achevaient le tour d’horizon près de l’oued. La kasbah de Taourirt se détachait non loin, sur la route de Skoura, isolée, fière, splendide.

 

François Bonjean 1947

Le vent à Ouarzazate
"La montagne et le lit de l’oued Ouarzazate vus à contre-jour, du haut de la colline du poste, brillent comme si des myriades de miroirs y avaient été placés.
L’Atlas est loin, mais non le sombre jebel Tifernine. L’Ouarzazat occupe une cuvette hérissée de blocs de lave et de gour, où le vent galope en rond. Il soulève des nuages de poussière qu’on voit traîner de toutes parts sur la plaine et entre les maisons. Il vous mitraille à bout portant de tout ce qu’il rencontre : brins de paille, de bois, petites pierres. Il ronfle, pleure, arrache chapeaux, bérets, chéchias, en aveuglant ses victimes, pas trop froid heureusement.
A la fois port de montagne et port de désert, pays des sonneries de clairon, des vortex de poussière, de toutes les faims, de toutes les soifs, des philtres, des maléfices, des drames noués et dénoués à longueur de nuit et de journée, où les civils sont plus militaires que les habitants des cavernes, où le français sans accent est l’exception, où partout brillent dans l’ombre les yeux d’émail des négresses “Majorelle” aux lourds seins fruités, à l’innombrable ruse, Ouarzazate ne manque pas de caractère."
François Bonjean 1947


Années 50.
A partir de l’embranchement vers la mine d’Imini, la route devient jusqu’à l’entrée d’Ouarzazate une piste de mauvaise qualité, poussiéreuse, qui traverse une zone contrastée, partie rigoureusement aride, bords d’oued cultivés en petites terrasses et montagnes arrondies d’aspect lunaire.
Une petit étape café à Amerzgane dans une cantine tenue par Mme Koeller, une femme d’un grand courage, veuve d’un surveillant de travaux et qui gère seule ce petit relais perdu en rase campagne.
... C’est en sueur et couvert de poussière que je fait, en tout début d’après-midi d’une journée torride de juillet, mon entrée dans le poste far-west d’Ouarzazate. Je dis far-west, car c’est tout à fait l’impression qu’il donnait à cette époque, construit sur une série de petits mamelons pelés, une rue principale qui prolonge la piste d’accès, avec de part et d’autres de petites constructions, sortes de cubes en pisé aux toits plats percés de rares ouvertures, la plupart en terre ocre foncée de la région, abritant de pauvres magasins. On est sur l’avenue du Colonel Chardon.
Dans ce décor, trois constructions en toub couvertes en tôles, portent l’enseigne pompeuse “Chez Dimitri”, le “Bar de la Légion” (hôtel royal actuel) tenu par un ancien légionnaire, russe blanc, et “Chez la mère Marius” (c’était en 1955, après avoir déménagé de l’emplacement de l’actuel mosquée), puis on trouve un hangar servant de gare pour les cars de la CTM, Compagnie de Transports Marocains, la brigade de gendarmerie, une petite poste, et de l’autre côté de l’avenue Chardon, une coopérative de tapis, un hopital, les bureaux du cercle, les subdivisions des travaux publics et de l’hydraulique.
Comme les trottoirs n’étaient pas stabilisés, qu’il y avait de fréquentes tempêtes de vent qui soulevaient des nuages de poussière, on ne pouvait ni circuler, ni même ouvrir les yeux.
En marge, au bord de l’oued Ouarzazate, une station de pompage pour l’eau de consommation humaine (ONEP actuel, puits creusés par Mr Frison). Dans un bâtiment plus loin, un groupe électrogène de l’ONE, Office National d’Électricité, dessert à heures fixes quelques logements; ce n’est que bien des années plus tard que Ouarzazate sera raccordée au réseau général.
Sur les hauteurs, au sommet du mamelon principal est érigé un bordj où se trouvent les logements et bureaux du colonel, chef de territoire. Tout près, répartis sur la pente, le quartier militaire, logements et casernes pratiquement, à de rares exceptions, entièrement constitués par des cabanes de type Adrian en tôles, cabanes à construction rapide en usage dans l’armée française.Dispersées, quelques maisons d’agents en agglomérés de terre et de ciment, quatre ou cinq cases en toub couvertes de r’jeb (1) de palmier abritent le quartier réservé de l’époque, une petite chapelle tient lieu d’église au pied de la bordure nord de la colline du poste, le “Gîte d’Étape”, sorte de petit hôtel de la direction du tourisme, sur trouve installée sur la bordure sud du plateau, de l’autre côté de l’avenue Chardon. A l’écart, une piste d’atterrissage en terre sommairement aménagée en son temps par l’armée avec quelques bâtiments faisant office d’aérogare.
Plus loin, la Kasbah de Taourirt, grand village fortifié, résidence des caïds El Mezzouari El Glaoui.
(1) éléments formés de troncs de support et de palmes utilisés pour les toits, ensemble recouvert de terre argileuse compactée, quelquefois enrichie de chaux.

Je recherche des personnes ayant eu quelqu’un de leur famille en poste à Ouarzazate ou dans son “territoire”, autant militaire que civil. Si elles veulent témoigner, ce site est à leur disposition. Textes et photos seront les bienvenus. Évidemment votre participation passera sous votre nom.
Merci pour votre attention. Jacques Gandini.


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Remerciements

Merci à Madame Balmigère, à Madame Decordier, à Monsieur Lafite, à Madame Kerhuel et à Pierre Katrakazos pour avoir accepté de mettre leurs archives familiales à disposition. Sauf indication contraire, les documents reproduits font partie des archives de l’auteur.