En 1956, alors que les garnisons françaises entreprennent l’évacuation progressive de leurs postes avancés du Sud marocain, une vingtaine d’officiers des A.I. restent, pour le compte du gouvernement marocain, dans les circonscriptions qu’ils administraient avant l’indépendance. Ils y représentent, sous l’autorité des nouveaux gouverneurs de province, le pouvoir central.
Là où les hommes au képi bleu doivent quitter leur poste, une procédure sommaire de passation de pouvoirs est nécessaire. Elle concerne, notamment, la remise à la nouvelle autorité des magasins d’armes des “mokhaznis” (auxiliaires indigènes de gendarmerie). Ce transfert va donner lieu à maints incidents. Le successeur marocain de l’officier d’A.I. n’a pas toujours l’expérience ou le rayonnement qu’il faudrait en cette aube difficile de l’indépendance.
Devant les bandes de l’Armée de Libération qui rôdent dans sa circonscription, il est souvent sans pouvoir et se laisse voler ses armes. Ces “substitutions” d’armes inquiètent le gouvernement marocain dans la mesure où elles risquent d’engendrer un début d’anarchie. Elles inquiètent aussi le commandement français qui craint pour la sécurité des officiers d’A.I. des postes les plus isolés. Cette inquiétude se concrétisera rapidement par l’enlèvement, le 23 juin 1956, du capitaine Moureau, chef du poste des A.I. de Bou Izakarn, une figure de légende dans le Sud et de plus tenu en grande estime par le gouvernement marocain.
La triste histoire de cet enlèvement dans la période trouble de l’accession du Maroc à l’indépendance a fait l’objet en France d’une exploitation politique sans précédent, frisant “l’intox”.
Pendant de très nombreuses années, malgré les enquêtes, malgré les recherches, sa disparition demeura une énigme. De nombreuses hypothèses furent émises sans qu’aucune ne fut vraiment convaincante : enlèvement par des éléments incontrôlés de l’Armée de Libération Marocaine ou vengeance d’un de ses mokhaznis bafoué à la suite d’une histoire de femme.
Avec le temps, des officiers des A.I. en poste à l’époque dans le Sud marocain, par recoupement à la suite d’enquêtes personnelles effectuées sur place auprès de leurs anciens administrés, avancèrent une explication qui semble plausible; cette hypothèse, qui avait déjà été émise quelque temps après l’enlèvement et qui n’avait pas été reprise par les médias, ne fut jamais démentie par les autorités marocaines.
Le capitaine Moureau aurait été arrêté sur ordre du caïd Dahman de Goulimine qui lui reprochait d’avoir joué un rôle déterminant dans une révocation dont il avait fait l’objet en août 1953. Revenu à sa place avec l’indépendance, il se serait vengé. Les hommes de main du caïd, chargés de l’affaire, auraient vigoureusement malmené Moureau au moment de son arrestation, lui causant plusieurs fractures, dont une, ouverte au bras. Le prisonnier aurait été transporté à Anja, ancien poste du 22e Goum au Nord de Bou Izakarn, désaffecté en 1946, et il serait mort d’épuisement, faute de soins, deux mois plus tard.
Dès lors on s’interroge. Pourquoi tout ce scénario, repris par Jean Lartéguy dans la vaste campagne de presse qu’il orchestra avec la vigueur qu’on lui connaît, et qui aboutit d’autre part à la libération du lieutenant Perrin, chef du bureau des A.I. d’Assa, et de l’adjudant-chef Cacciaguerra, enlevés lors de l’attaque par les Marocains du poste de Fort Trinquet, alors que pour Moureau c’était trop tard (voir son livre : La tragédie du Maroc interdit, éd. Les 4 fils Aymon 1957).
Des officiers français, ayant enquêté, rappellent à juste titre que dans les mois qui suivirent l’enlèvement, l’A.L.N. et l’Istiqlal faisaient jouer sur les souks des saynètes dans lesquelles l’ex-autorité de contrôle était violemment tournée en dérision. Les scènes du tribunal pénal étaient particulièrement appréciées, avec les quatre personnages clés qu’étaient le “capitaine”, le “caïd”, le “chaouch” avec son bâton, et le pauvre hère, condamné, houspillé et roué de coups.
On sait que dans la région de Goulimine, la tenue et le képi de Moureau furent utilisés comme accessoires de scène. Ces tristes mascarades pouvaient fort bien accréditer l’idée, quelques centaines de kilomètres au Nord, à Agadir ou à Marrakech, que Moureau était effectivement promené de souks en souks. Des renseignements recueillis à l’époque par le consul d’Espagne à Agadir correspondent à la version de l’arrestation, de la détention, puis de la mort du capitaine Moureau à Anja dans un délai de deux mois et sans exhibition sur les souks.
Ce consul aurait rédigé une plaquette sur “l’affaire Moureau”, plaquette qui, par ordre supérieur, ne fut jamais éditée.
(en partie d’après un texte de Jean Saulay paru en avril 1983, dans Koumia, bulletin de liaison des anciens des Goums et des A.I.)